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« Errances de GARANCE »

 

Depuis combien de temps suis-je enfermée dans ce foutu compartiment ?

Comment le savoir ?

Ce que je sais par contre, c’est que ça sent le renfermé et que ça empeste l’huile rance.

L’endroit semble vieux. Les jointures laissent passer un petit filet de lumière et d’air. Ça amène un peu de frais, et ça assèche légèrement l’ambiance gluante et poisseuse.

Je ne suis pas la seule à être coincée là, j’ai tout contre moi Emeraude et Prusse, qui transpirent sans retenu contre mes flancs.

C’est dégoutant !... Ils empoisonnent tout le monde !

Ha, ceux-là... dès qu’ils se collent à vous, ils vous laissent automatiquement des traces indélébiles.

Nous sommes tous vautrés, collés et serrés les uns sur les autres. On ne peut pas bouger.

Alors… je patiente.

J’en ai marre de rester inactive. Je voudrais respirer, vivre et être utilisée pour ce que je suis.

La personne avec qui je partageais ma passion est décédée. Faut dire qu’elle buvait terriblement et fumait sans arrêt. Je détestais ça. Elle polluait tout son environnement et nous avec. Ce qui gâchait le plaisir. Ses mains, ses bouts de doigts étaient teintés de toutes les couleurs… mais c’est le brun qui l’emportait. Elle était un peu sauvage… mais je l’aimais bien. Elle savait m’utiliser. Elle me mettait en valeur.

Je n’ai aucune notion du temps.

Pour moi, ce qui c’est passé hier… ressemble à ce qui s’est passé il y a des milliers d’années !

Je me souviens comme hier, de la ceinture écarlate de Toutankhamon. Je ne fais pas de différence.

Je suis intemporelle.

Mon artiste rêveur était un « Fauvisme » de grand talent. Sensible, généreux et très brouillon. Complices et intimes, nous avons passés beaucoup de temps ensemble en collaborant à ses délires les plus fous.

 

Ha oui !... Je ne me suis pas présentée !...

On me nomme « Laque de GARANCE ».

On me classe dans la catégorie des sanguins, car je suis un très beau rouge légèrement violacé.

Je suis naturelle et j’ai l’aspect du velours.

Les anciens Egyptiens avaient déjà découvert la racine de garance. Cette plante grimpante de la famille des rubiacées. Très utilisée par les rois, mes origines sont nobles.

Préparée selon des rituels ancestraux biens précis, avec amour et avec beaucoup de soin.

Après avoir été cueillie, j’ai été lavée et préparée selon des techniques rigoureuses. J’ai été broyée méthodiquement avec de l’huile de lin, et quelques autres produits naturels. J’avais même à cette époque, des pouvoirs de guérisseuse… comme la jaunisse. Mais également magique, car je chassais les esprits négatifs.

Je suis devenue une couleur éclatante, fine et vive. D’apparence sensible et douce, j’ai beaucoup d’éclat et de personnalité. Par contre, pour m’utiliser, Il faut bien me connaître… avoir de la pratique et de l’expérience… car je suis difficile dans les mélanges. Pour que je sois belle, il faut m’utiliser avec méthode.

 

Je me moque souvent de mon collègue Bleu de Prusse… Si l’on n’y prend pas garde, il est épouvantable à utiliser. Il s’étale partout, et modifie nos composants.

Mon Maître rouspétait souvent lorsqu’il s’en servait. Ses mains, sa moustache, sa bouche, ses mégots, ses vêtements, et même ses meubles partageaient ses œuvres !

Ça m’amusait beaucoup… surtout lorsqu’il le jetait violemmentà terre, et qu’il l’oubliait.

Il marchait alors dessus, éclatant le Prusse sous ses chaussons de toile et de corde. Il en devenait fou !

Malgré tout, je suis un peu comme Prusse… j’ai tendance à me répandre un peu partout. Peut-être un peu moins tenace. Mais c’est sûr… avec moi, il faut prendre des précautions !

Certains tissus, cuirs et encres rouges des professeurs d’écoles, m’utilisent dans leurs compositions comme colorant puissant.

De grands savants alchimistes ont trouvé des solutions pour me rendre plus onctueuse. Ils m’ont fixé dans une substance incolore. Devenant aussi un pigment compatible avec des huiles, des résines et de l’eau. C’est par réaction chimique que je suis devenu un pigment laqué. D’où mon origine contemporaine de Laque de Garance.

Malgré tout, je reste fragile. Je blanchis sous l’influence prolongée et trop vive du soleil. Ce qui me rend délicate et imprévisible.

 

Je suis sur le point de me dessécher, lorsque soudain… des bruits retentissent à l’extérieur de la vieille boite. J’ai l’impression qu’elle se soulève dans les airs, comme en apesanteur… tout en virevoltant sur elle-même… puis, un choc. Le coffret a été reposé.

Après avoir entendu des bruits secs et métalliques sur le devant du couvercle, celui-ci s’ouvre avec énergie. Une lumière vive envahit immédiatement l’intérieur.

Certains d’entre nous se sont endormis depuis longtemps. D’autres sont dans une somnolence avancée. Peu sont éveillés.

La puissante lumière me fait du bien. Je peux enfin respirer et arborer mon éclatante couleur.

Dans le noir, nous n’existons plus. Pas de couleurs. La lumière étant constituée de photons ayant des fréquences variables. C’est une onde vibratoire qui active notre couleur et qui nous rend visible.

 

Une main fine, ferme et décidée fouille le contenu… mais elle se retire rapidement, car certains d’entre nous, fuient et coulent. Ses longs doigts s’engluent de viscosité.

C’est la main d’une jeune femme.

Je reconnais bien cette forme d’anatomie. Le Maître l’a utilisé bien des fois comme modèle.

 

Le couvercle toujours relevé… j’entends qu’elle s’affaire.

La boite est encore soulevée. Puis, se retourne complètement.

Nous tombons sur un linge qui sent bon le white spirit.

J’ai compris !... elle veut nous réveiller en nous toilettant. Pas bête !

J’aime cette odeur. Je suis à l’huile… ne l’oubliez pas !

 

Tube après tube, couleur après couleur… elle nous nettoie méticuleusement dans les moindres plis. Dévissant nos chapeaux, retirant les parties sèches et dures autour de nos cols. Nous essuie. Puis nous place par ordre de couleur, sur un autre linge. Sec, celui-là.

Coincée entre Carmin et Vermillon, je reconnais la fille du Maître disparu. Elle a toujours aimé la peinture. Allais-je reprendre du service ?

En tous cas, nous retrouvons un bel état de propreté. A part Véronèse, Sienne naturelle, Outremer, et bleu Cobalt… qui, complètements secs, ou vides… se retrouvent à la poubelle. Ils ne se sont pas réveillés.

 

La jeune femme nous range avec soin dans une nouvelle boite en bois, plus grande, plus neuve.

Nous avons tous des compartiments par catégories de couleurs.

J’ai hâte de lui montrer mes qualités, ma sensibilité et ma luminosité à cette petite.

Contrairement à son papa, elle semble aimer l’ordre et la propreté.

Le couvercle se referma d’un coup sec. Cette fois, c’est le noir complet. J’attends.

 

Il s’ouvrit à nouveau.

J’aperçois un châssis en toile blanche sur le chevalet du Maître. Nettoyé, lui aussi.

Elle a endossée une blouse blanche moulante. Cheveux en chignon rapide. Commence un dessin au fusain, et entame la première ébauche… puis la deuxième.

Les bleus, les verts et les violets valsent, et se mélangent harmonieusement avec beaucoup de blanc. C’est finalement un paysage d’hiver.

Je n’ai pas servi.

Pas besoin de Laque de Garance pour reproduire la neige.

Le deuxième est dans le même thème. Triste et froid.

Puis le troisième… et d’autres encore dans le même sujet, et toujours pas de Garance !

Je me sens totalement inutile.

 

Un jour où elle était en train de terminer son énième tableau de neige… elle reçoit une visite.

C’est un jeune homme à l’allure négligée.

Elle s’arrêta de peindre, et ils entamèrent une conversation un verre à la main.

Lui aussi est peintre. Il pratique l’aquarelle. Il aime représenter des fleurs vives et généreuses.

Ils se retrouvent souvent les après-midi pour peindre ensemble et pour partager leurs travaux.

Il utilise sans compter de la Laque de Garance, ma cousine à l’eau. Peut-être même un peu trop.

Elle est moins belle que moi, moins vive, et moins éclatante.

 

Un après-midi, il entreprit de m’essayer. Absurde !

Elle lui précise que ce n’était pas possible, car je suis conçue uniquement pour l’huile.

Il ne veut rien savoir.

Il m’étale généreusement sur sa palette… tente de me mélanger à l’eau.

Le résultat est immédiat. Désastreux !

Alors il se met en colère.

Pour lui signifier son erreur, elle fit de même. Donnant un résultat également catastrophique.

Excédée… elle veut lui prouver son incompétence.

Elle pose un nouveau châssis vierge, et se concentre. Elle fera, elle aussi, des grosses fleurs.

Après l’esquisse… vint l’ébauche en orange vif, pour le fond.

Moi, Laque de GARANCE, j’entre en jeu pour donner tout mon éclat et ma beauté.

Etalée au couteau, je montre fièrement mes pouvoirs de tonicité et de puissance.

Elle a du talent la petite, et elle le prouve.

Du coup… vexé, il disparut. Fini les séances en commun.

 

Depuis, la jeune femme s’est mise à peindre avec des couleurs plus vives, où j’excellais.

Elle adopta ma couleur pour assoir son style et sa personnalité.

Elle exposa ses œuvres sous le thème « Errances de GARANCE »… Cette teinte lui porta chance.

Elle remporta un grand succès, et même un prix !...

Elle fit bien des jaloux.